Inutile de dire qu’on ne décide pas d’y effectuer un reportage comme on programme une balade en forêt. Il faut l’autorisation de Pékin. C’est ainsi qu’un petit groupe de journalistes se retrouvent embarqués pour une visite de la région autonome du Tibet (RAT), contraints de ne voir que ce que l’on veut bien leur montrer.
En cette fin septembre, drapeaux chinois et lanternes rouges sont hissés sur la route menant de l’aéroport à la capitale, Lhassa : nous sommes à la veille du 70e anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine, et cela doit se voir. Si les pancartes et toutes les enseignes publiques sont systématiquement en deux langues, mandarin et tibétain, le premier apparaît toujours en plus gros que le second.
Malgré ce contexte particulier, l’arrivée à Lhassa (à plus de 3 600 mètres d’altitude) reste magique. Les bâtiments rouge et blanc du palais du Potala, siège de l’ancienne théocratie, fièrement accrochés à flanc de montagne, trônent en surplomb de la ville. Une cité défigurée, au dire de tous ceux qui l’ont connue avant les années 1990 : les immeubles qui s’étendent au pied du palais, au-delà du parc Norbulingka, rappellent davantage les barres de logements d’une banlieue parisienne que les édifices d’une cité médiévale. « Les conceptions ont changé », nous assure un guide, mais les dirigeants n’ont pas pour autant renoncé à la politique du bulldozer.
En revanche, le cœur de la ville semble avoir préservé son histoire, avec le temple du Jokhang et ses milliers de visiteurs, la rue de Barkhor et ses centaines de boutiques — même si les puristes expliquent que le temple, splendide depuis une récente rénovation, a été plusieurs fois détruit et reconstruit à l’identique. En Chine, la chose est assez banale. L’œil non averti se contente d’admirer cet édifice qui abrite la statue richement parée du Bouddha Shakyamuni, « de la taille d’un enfant de 12 ans », apportée au VIIe siècle par une princesse chinoise, Wencheng, qui épousa un empereur tibétain — preuve pour les autorités que le destin des deux peuples se confond. Au pied du mont Baoping, l’anecdote sert d’argument à un spectacle en plein air grandiose, voire grandiloquent, auprès duquel celui du Puy du Fou, en France, semble bien pauvre, mais dont le rapport à la vérité historique paraît tout aussi partiel et partial.
Le tourisme de masse s’annonce
Malgré la fin de la saison touristique, les croyants sont nombreux. Ils pénètrent dans le temple, liasse de billets en main, puis s’inclinent devant un bouddha avant de laisser une petite coupure pour que leur vœu se réalise ; d’autres encore marchent tout autour du monastère dans le sens des aiguilles d’une montre. Ce jour-là, un jeune homme effectuait ce tour de piste en se prosternant, s’allongeant tous les trois pas pour se frapper la tête sur le sol. Nous en verrons d’autres sur une route de campagne. Personne pour le relever, personne pour s’en indigner. Enfants et adultes, jeunes et vieux peuvent prier dans la plus grande tranquillité — même les plus fanatiques. On est loin de l’image largement répandue de la répression quotidienne. Et totalement dans la vision que veulent faire passer les autorités de Pékin : la religion n’est pas l’ennemie du pouvoir central… À certaines conditions, faut-il ajouter.
On le vérifie à 85 kilomètres de là, au monastère de Yangbajing. Dans la bibliothèque-salle d’enseignement aux couleurs éclatantes, les moines nous expliquent que le gouvernement a financé la rénovation de ce lieu, mais aussi du temple et des logements des quarante-cinq religieux, qui bénéficient désormais d’une pension de retraite et de l’assurance-maladie.
Au centre de cette grande pièce, juste au-dessous d’un bouddha en majesté, le livre de M. Xi Jinping est posé au milieu d’un autel. « Nous étudions tout ce qui concerne les pensées du président Xi et la religion, déclare l’un des moines devant notre étonnement. Nous sommes des moines, mais aussi des citoyens, et les jeunes ont besoin de connaître les principes patriotiques et ceux du gouvernement chinois. » En clair : l’argent du pouvoir communiste vaut bien une messe… trois jours par mois, car, depuis 2011, cette « éducation législative et patriotique » doit occuper 10 % du temps, au moins.
Ainsi, Pékin semble être passé du « tout répressif », qui avait conduit à la révolte de 2008 (1), à une permissivité sous conditions. Les fidèles peuvent aller au temple, prier, rendre hommage aux bouddhas, avoir des pratiques extrêmes ; les moines peuvent conduire ce beau monde dans les arcanes de la religion et même être subventionnés, sous réserve de s’arrêter aux portes de la politique et de la revendication indépendantiste, ou même autonomiste.
Une région qui n’a d’autonome que le nom
Une rencontre avec une famille du village de Kesong, près de Shannan (ou Lhoka, ancienne capitale du Tibet), à une centaine de kilomètres au sud-est de Lhassa, illustre ce pacte implicite. Dans une maison traditionnelle de ce village moderne et propret nous attend un couple d’une soixantaine d’années, qui a préparé des tsampas (petits gâteaux salés ou sucrés à la farine d’orge) et l’inévitable thé au beurre de yak. Lui est communiste ; il nous retrace la vie de sa famille, libérée « du joug du régime féodal des dalaï-lamas » grâce au PCC. Il ne sortira du discours convenu que pour parler de ses affaires (transport de personnes et de marchandises), qui lui rapportent dix fois ce que gagne en moyenne un habitant de ce village ! Son épouse est bouddhiste ; elle va parfois au temple avec ses parents, mais, le plus souvent, elle se recueille dans une des pièces de la maison, richement transformée en lieu de culte. On y trouve une chapelle pour les ancêtres, un tourniquet à encens, un tambour imposant, un portrait du panchen-lama, seconde autorité religieuse du bouddhisme tibétain (mais pas celui du quatorzième dalaï-lama, interdit), et un autre de… M. Xi. L’harmonie parfaite, sur les murs comme au sein du couple.
« Nous n’évitons pas les discussions, reconnaît M. Da Wu, car la croyance est une affaire personnelle. » Mais elle ne doit pas intervenir dans la sphère publique. « Comme en France, où, selon votre principe de laïcité, la religion relève du domaine privé », commente, le sourire aux lèvres, Li Decheng, chercheur et directeur administratif du Centre de recherche tibétologique de Chine à Pékin, à la fin de notre séjour. À ceci près qu’en France, nonobstant la séparation de l’Église et de l’État, tout religieux a le droit de participer au débat public… aux antipodes du silence dans les rangs imposé à Lhassa et dans tout le pays.
Reste que ce mariage du communiste convaincu et de la bouddhiste revendiquée est montré en exemple par les autorités : inimaginable il y a dix ans. Pékin tient à faire savoir que les choses changent ; le pouvoir respecte les croyances et les lieux sacrés… surtout quand ces derniers présentent un intérêt pour le tourisme, sa nouvelle obsession.
Nous voici en route vers le lac Namtso, lieu de pèlerinage, à cinq heures de bus de la capitale : une perle émeraude perchée à 4 718 mètres (presque le niveau du mont Blanc), encerclée de chaînes montagneuses aux pointes enneigées qui passent du blanc à l’orange selon la lumière, entourée d’immenses prairies où paissent des troupeaux de yaks. La carte postale parfaite.
Des dizaines de personnes ont envahi les berges pour se faire photographier. « Ils publient leurs photos sur les réseaux sociaux, explique Mme Ma Wenhui, notre accompagnatrice. Du coup, l’endroit est devenu à la mode. D’autant que les lieux de tourisme collectif en Chine se sont banalisés. Les jeunes ont envie d’originalité. » En 2018, le Tibet a accueilli près de trente-quatre millions de visiteurs, essentiellement des Chinois ; une fréquentation en hausse de 31,5 % en un an. Le tourisme de masse s’annonce. Pas sûr que le lac Namtso et le reste du territoire y gagnent.
Pour l’heure, les deux cents kilomètres que nous avons parcourus ne sont qu’enchevêtrement de chantiers pour la construction de routes, d’autoroutes et de chemins de fer, carrières à flanc de montagne et myriades de camions. « Bien sûr, les personnes âgées ne sont pas contentes, car il faut entailler la montagne et, pour elles, la nature est sacrée, reconnaît le secrétaire général adjoint du Parti communiste dans le Damxung. Mais, pour les plus jeunes, cela désenclave le district. On peut aller vendre nos produits en dehors, en acheter d’autres… » À plus de cinq mille mètres, les lignes à haute tension et leurs imposants pylônes flambant neufs dévalent la montagne. Des bergers autrefois privés d’électricité peuvent avoir une télévision ou un téléphone portable.
Ces chantiers sont financés à plus de 90 % par le gouvernement central, ne manque pas de souligner le Centre de tibétologie de Pékin. La RAT est championne toutes catégories des dépenses publiques par habitant : 61 567 yuans (7 900 euros) par an. « Des assistés ! », lit-on sur certains réseaux sociaux. Or les Tibétains n’en demandent pas tant : ils préféreraient réduire la voilure et décider de leur propre destin.
Car la région n’a d’autonome que le nom. La grande majorité des hauts fonctionnaires sont des Hans (l’ethnie majoritaire en Chine). Les projets sont, pour la plupart, décidés par Pékin, avec un triple objectif. D’abord : impulser la croissance en jouant sur deux leviers pourtant difficilement compatibles, le tourisme et l’exploitation minière (cuivre, chrome, argent, etc.). Cette dernière représente déjà plus du quart du produit intérieur brut de la région, mais nous n’en entendrons jamais parler : cela ne cadre guère avec la préoccupation affichée de défense de l’environnement. Deuxième objectif, lié au précédent : construire un entrelacs d’infrastructures pour, dans le cadre des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative, BRI), atteindre le Népal et l’Inde — M. Xi s’est rendu à Katmandou le 12 octobre 2019, une première pour un dirigeant chinois depuis vingt-trois ans. Enfin, le gouvernement central espère ainsi intégrer la population, et singulièrement les plus diplômés. Malgré une politique de discrimination positive dans les emplois publics urbains, les Tibétains sont encore sous-représentés (2).
Dans cette région très pauvre, le développement impétueux de l’économie (10 % de croissance en 2018) a permis l’apparition d’une nouvelle couche moyenne, et même aisée. Début septembre, Lhassa a accueilli une foire au nom évocateur, « Himalayan Fashion », organisée par un riche Tibétain, où ont été présentés des produits de grand luxe.
Une scène culturelle dynamique
Mais rien ne dit que, ici plus qu’ailleurs, la richesse va ruisseler jusqu’aux plus pauvres. Rien ne dit non plus que cela suffira à éteindre le sentiment national tibétain, comme Pékin en rêve. Certes, nos gentils organisateurs mettent l’accent sur la volonté du pouvoir central de préserver la culture locale : visites de l’université, où sont conservés les 70 000 documents et soutras bouddhistes attestant que « l’écriture tibétaine existe depuis mille trois cents ans » ; de la faculté de médecine tibétaine, qui suscite un engouement certain ; d’ateliers d’artisanat dynamiques, en plus des lieux sacrés. Mais les Tibétains craignent la marginalisation de leur langue et la folklorisation de leur culture autant, sinon davantage, que la chasse au dalaï-lama.
Tibétologue, professeure à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Françoise Robin, de retour de Lhassa en ce début octobre, connaît bien l’ensemble du plateau tibétain (voir la carte). Elle confirme : « L’angoisse de la perte de la langue est palpable partout. » Cela tient, pour une part, à la mauvaise qualité de l’enseignement, assurent plusieurs témoignages. En outre, un nombre croissant de Tibétains choisissent de placer leurs enfants dans les écoles chinoises, ou d’étudier dans les universités chinoises. Ils disposent ainsi d’une plus grande liberté pour exercer leur métier. Mais « ils ont tendance à devenir chinois, à abandonner le sens de la communauté. Ils perdent en quelque sorte leur “tibétanité” », remarque Robin. Un jeune rappeur, Ludup Gyatso, dreadlocks, lunettes noires et moto pétaradante, s’en alarme dans un clip, Citadins, qui appelle à retrouver ses racines. La chercheuse y voit un motif d’espoir : malgré les vents contraires, « il existe une société intellectuelle tibétaine dynamique ». Et de citer nombre d’exemples, ainsi que des écrivains tibétains. Parmi eux, le célèbre Tsering Dondrup, à l’humour ravageur et à la plume cinglante. Toutefois, il n’a publié qu’à compte d’auteur son roman Tempête rouge, que Robin a traduit en français (3) : ce récit de la révolte des nomades contre la politique chinoise en 1958 n’a pas plu. Dondrup a même été démis de son emploi de fonctionnaire. Mais « il continue d’écrire, et ses livres, tel Mes deux pères, une fiction d’inspiration autobiographique sur la période 1970-1990, se vendent bien », témoigne Robin. La poétesse Tsering Woeser, qui tenait un blog très apprécié et qui a publié plusieurs ouvrages, dont Mémoire interdite (4), n’a plus cette possibilité. Elle est assignée à résidence à Pékin.
Peut-on pour autant parler de « génocide culturel » ? Premier réalisateur tibétain à avoir tourné dans sa langue, Pema Tseden ne reprend pas ce terme. Petits bijoux de sensibilité et d’humour, ses films — Tharlo, l’histoire d’un jeune berger broyé par la ville, ou Jinpa, road-movie à travers la steppe (5) — sont diffusés dans le pays. « Je ne peux créer que dans le cadre du système de censure, dont il faut connaître les mécanismes pour les contourner, nous explique cependant le réalisateur. Des sujets sont à éviter » — notamment la religion. « Ainsi, confie-t-il, il y a de nombreux défis à relever, et parfois, en tant qu’individu, je me sens impuissant. » Mais il ne pose pas la caméra pour autant. Au contraire : il utilise son succès pour aider d’autres cinéastes. Réaliser des films projetés dans toute la Chine « aide beaucoup à la compréhension de la culture tibétaine [par les Hans], mais il s’agit d’un processus qui ne peut que se dérouler lentement », estime-t-il. Encore faut-il que Pékin n’étouffe pas la flamme.